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Le Lycée sous les bombes

Ce jour là, le 26 mai 1944
Malou et Nanot étaient au lycée voici le récit d'une autre élève…

Ce jour là devait être un mardi. Nous avions, les secondes M2, cours de dessin au 2ème étage cote Lycée garçons suivi de 2 heures d'histoire de la littérature avec «mademoiselle Houter français». C'était une journée d'exposés complétés par un plus du professeur. Ce jour là j'avais un exposé avec deux camarades, mon plan était prêt mais je n'avais pas écrit mon texte. Mademoiselle Gerbelot-Barillon professeur de dessin nous a permis de travailler pendant son cours. L'alerte a sonné, nous savions ce que nous devions faire, nous avions déjà vécu plusieurs alertes.

je me souviens qu'il y avait une certaine agitation peu coutumière, pas de la peur, simplement une excitation : pour moi mon texte n'avait guère avancé. Nous nous précipitâmes dans l'escalier, arrêtées au premier par mademoiselle Déclert la Surveillante Générale d'externat qui nous ramena à plus de calme. Nous longeâmes, sous le préau, les classes de la base du U pour nous diriger vers les abris qui se trouvaient, en tout cas pour le nôtre, sous l'aile de l'internat. Nous empruntâmes l'escalier côté cuisine. « La cuisine » était installée dans un petit bâtiment dans le prolongement de la base du U en direction de l'avenue Pierre Lanfrey.
Les caves avaient été très bien aménagées, des murs avaient été construits en chicane, le plafond renforcé par des rondins de bois reliés deux à deux par des U métalliques entrecroisés, des lucarnes très petites, situées en ras de plafond, au ras du sol à l'extérieur, n'avaient pas été obstruées ce qui fait que nous n'avions pas le sentiment d'être enfermées. Tout était éclairé électriquement bien sûr. Sous ces fenêtres on avait placé des escaliers du genre échelles.

Tout est devenu noir, je ne pouvais plus respirer...
Nous sommes restées dans les caves longtemps. Par deux fois, je grimpais à l'échelle, passais mon corps à travers la fenêtre, sortais ma tête pour voir les avions que nous entendions passer. Au troisième passage je grimpais à nouveau, cette fois les avions passaient au-dessus du bâtiment en le longeant alors que les précédents arrivaient perpendiculairement au bâtiment.
Je revois encore les trois triangles formés par les avions que je comptais : 18, je ne pouvais voir entièrement la formation. Je rentrais ma tête et me tournais vers mes camarades pour leur dire: «J'en ai compté 18». A ce moment là tout est devenu noir, je ne pouvais plus respirer, je mangeais de la poussière, je n'entendais plus rien, mes camarades se taisaient, puis tout à coup une d'entre elle s'est mise à prier, nous avons continué, j'étais toujours sur l'échelle la tête au plafond. Je ne sais pas combien de temps je suis restée seule. Soudain en face de moi une brève lueur, une expression traversa mon esprit «Les hallucinations d'Edgar». Pourquoi en un tel moment ? Je n'ai jamais su.
Soudain j'ai eu besoin du groupe. Comment ai-je traversé la cave ? Je ne me souviens pas! En tout cas j'étais à l'autre bout.
En tâtonnant j'ai trouvé l'emplacement d'une porte. J'ai continué à avancer. Dans la cave à côté de la nôtre il y avait bien un mètre de poussière, j'enfonçais. Nous nous étions toutes mises à tousser, une camarade m'a rejoint, la clarté s'est faite plus forte, nous avons constaté qu'un plancher s'était effondré ; j'ai trouvé dans le mur un emplacement dégagé par un bloc effondré, je m'y suis installée, j'avais le plancher de la «petite étude» au niveau de mon nez. Je levais les yeux, j'avais en face de moi, plus loin l'escalier, qui desservait les dortoirs, intact. Tout le reste était cassé, inexistant, disparu. Tout en haut, un lit laissait flotter ses draps au vent léger.
Je suis revenue près de ce que j'avais pris pour une porte ; des tuyaux emmaillotés de plâtre pendaient au mur, avec ma camarade nous avons pensé au gaz, nous nous sommes bien gardées de nous y accrocher.

Un petit oiseau chantait sa joie de vivre...
Au fur et à mesure que la poussière retombait nous y voyions mieux. Sur ma gauche, à travers le plancher effondré le ciel était bleu. Sur une branche d'arbre effeuillée, un petit oiseau chantait sa joie de vivre; massées nous l'écoutions. Puis apparurent, dans ce qui avait été la porte de la petite étude, deux Allemands de l'École Normale. je n'ai pas eu la présence d'esprit de crier, mais ma voisine a lancé un «au secours!» vibrant et toute la cave a crié aussi. Nous avons été entendues. Une de nous a dit «Il faut faire l'appel». Ce qui a été fait, nous connaissions la liste par cœur. Toutes, à notre tour nous avons répondu «présent».
Quel bonheur! Des petites 6ème sont venues vers nous. Là où nous avions vu les Allemands, un monsieur de la défense passive est apparu avec une bouteille d'eau «je ne sais plus si nous l'avons récupérée». Une petite 6ème a reconnu la voix de son père elle a crié «Papa, papa!» Il nous a dit «Ne bougez pas on va vous dégager, y a-t-il des blessés? Non!» Une camarade qui venait de Modane avait subi son 3ème bombardement, elle était choquée plus que nous. Je crois que c'est à ce moment que j'ai vraiment réalisé ce qu'était la guerre !
Finalement nous avons été dégagées côté cuisine, nous sommes arrivées à l'escalier au moment où des hommes de la défense passive, évacuaient sur un brancard une personne dont nous n'avons vu qu'un pied barbouillé de sang.

 Sorties des caves nous suffoquions, nous avions du mal à retrouver une respiration normale. Pas de répit cependant, on nous informa qu'il y avait une bombe non éclatée dans la rue Marcoz, nous partîmes en courant, on nous dirigea vers une maison de la Société d'Électricité où on nous donna à boire. Plusieurs d entre nous ont vomi. Il était je crois plus de midi. Nous formions un triste spectacle. Les blondes étaient devenues brunes et les brunes toutes grises, nous étions sales, je crois que la peur commençait à me gagner. Je voulais fuir, je ne me souviens plus si j'ai pu récupérer mon vélo resté au lycée, ni comment j'ai rejoint Cognin où je trouvais ma tante toute affolée: une bombe avait été lâchée sur une ferme des alentours, il n'en restait rien.

Chambéry brûlait
Ce que je sais c'est que je n'ai pas pu rester à Cognin, je suis descendue à Chambéry : il fallait que je voie je me demandais si ce que j'avais vécu était bien vrai. A Chambéry j'allais de-ci, de-là, la ou l'on pouvait aller: Chambéry brûlait. Dans les caves de la rue Saint-Antoine des personnes appelaient, le feu sur la tête, les pieds dans l'eau, je crois qu'il y a eu des victimes. Je glanais de ci de-là, des renseignements sur le lycée bien sûr. Je n'ai retrouvé aucune de mes camarades, les familles étaient venues les récupérer. Légende ou réalité, des bruits couraient : cinq morts au lycée de filles, pas d'élèves mais la cuisinière et une aide de cuisine, remontées des abris pour assurer le repas. On disait même que la cuisinière en congé, elle mariait sa fille, était revenue peu avant le bombardement pour trouver la mort dans sa cuisine. Est-ce vrai? Est-ce faux?
La Sous-économe était revenue de l'école annexe de l'École Normale pour chercher et mettre à l'abri les cartes d'alimentation des internes normaliennes. On l'a retrouvée sous la véranda du bâtiment effondré côté internat. Dans les abris la surveillante générale d'internat a eu la poitrine écrasée par un bloc traversant les fameuses lucarnes, la 5ème victime je ne sais pas.

Pas de téléphone, des informations circulaient en tous sens
C'est fou les bruits qui ont couru. A une époque où il y avait très peu de téléphones, une tante habitant Ugine, informait mes parents à Chamoux sur Gelon que j'avais été isolée dans un coin. Les bruits circulaient à une vitesse folle, déformés à chaque relayeur.
Le lendemain je regagnais Chamoux à vélo, Chambéry brûlait encore. Nous étions en vacances le 26 mai 1944. Qu'il était long à trouver le sommeil! A chaque passage d'avions la nuit, je tremblais tant, que mon lit tambourinait sur la cloison et réveillait toute la maison. Je devais me lever et marcher dans la chambre.
Plus de 60 ans plus tard, lorsque j'entends passer un avion ou un hélicoptère il faut que je le voie pour être complètement rassurée.
Aujourd'hui je crois qu'il n'y a pas eu un, mais des bombardements multiples, ce jour là à Chambéry: suivant l'endroit où l'on se trouvait, suivant ce que l'on a vu, suivant ce que l'on a entendu, suivant sa propre sensibilité tout est différent. Une camarade de Chamoux élève à Jules Ferry sollicitée avec ses camarades pour aller aider à dégager les abris sur les boulevards ne veut toujours pas en parler : on a dit qu'il y aurait eu 200 morts dans ces abris. Je remercie encore les personnes qui ont aménagé les abris sous l'internat. Les bombes ont éclaté dans le bâtiment et non dans les caves. Quel carnage évité !
Ce petit oiseau qui chantait si joliment a été pour moi un détonateur, la vie était là à côté on devait en réchapper.

Roberte, interne, habitait Chamoux sur Gelon.

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